Déverser l’eau contaminée de la centrale de Fukushima dans l’océan, ça n’a pas de sens !

Le débat qui a duré des années n’a pas été pris en compte.

Mako OSHIDORI1

Contextualisation préalable : comment la couverture par les média et l’intérêt du grand public ont changé entre 2011 et 2023

Lorsque je couvrais les activités du « Groupe de travail sur l’eau tritiée2 », qui a débuté en 2013, je me disais : « Ça ne serait pas possible de diluer de l’eau contaminée et la déverser dans la mer ». C’était deux ans après le début de l’accident nucléaire, lorsque des dizaines de milliers de personnes se sont rassemblées devant l’Assemblée Nationale pour manifester contre l’énergie nucléaire. Toutes les centrales nucléaires du Japon étaient à l’arrêt. De nombreux journalistes couvraient l’accident nucléaire et plusieurs dizaines d’entre eux se pressaient chaque jour aux conférences de presse de TEPCO, Tokyo Electric Power Company3.

En 2023, le nombre de journalistes couvrant la conférence de presse de TEPCO est radicalement réduit, souvent à seulement deux journalistes, Oshidori Mako et Ken. Les centrales nucléaires redémarraient de plus en plus et la date limite de fin d’exploitation obligatoire des centrales a été supprimée. Je n’arrive pas à croire à quel point les choses ont changé en l’espace de dix ans.

Les acteurs

  • Le gouvernement central
  • METI (ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie) / Agence des ressources naturelles et de l’énergie (Agence de l’énergie ci-après)
  • La Commission de réglementation de l’énergie nucléaire (La Commission de réglementation ci-après)
  • TEPCO
  • Le Groupe de travail sur l’eau tritiée (le Groupe de travail ci-après)
  • Le Sous-comité4 sur la gestion de l’eau traitée par le système ALPS (Advanced Liquid Processing System – Système de filtration par absorption) (le Sous-comité ALPS ci-après) et ses commissaires 
  • Populations locales

Chronologie : ce qui était prévu, ce qui a été réalisé, ce qui n’a pas été réalisé

Le gouvernement a décidé de créer le Groupe de travail et le Sous-comité ALPS.
Les deux ont été créés pour discuter du problème de « l’eau traitée » par ALPS qui continuait à s’accumuler dans les réservoirs. Le Groupe du travail devait examiner les options « techniques » pour le devenir de l’eau contaminée et le Sous-comité ALPS devait discuter de « l’impact social » de chaque option. L’Agence de l’énergie assure les secrétariats de deux groupes. Tous les deux devaient discuter « sans hiérarchiser » les options, c’est-t-dire sans privilégier une solution ou une autre. Sur la base des rapports des deux groupes, un nouveau Comité devait être mis en place pour décider des choix à faire5.

Dans les faits : 

  • En décembre 2013 : Le Groupe de travail a été mis en place
  • En juin 2016 : Il a publié son rapport, et il a été dissous
  • En novembre 2016 : Le Sous-comité ALPS a commencé ses réunions
  • En janvier 2020 : Il a rendu son rapport et il a été dissous au mois de février
  • Entre août et novembre 2019, les discussions des 13e, 14e et 15e sessions du Sous-comité ALPS n’ont rien donné. Sans attendre l’aboutissement des discussions, un projet de rapport a soudainement été rendu lors de la 16e session (décembre 2019), et la 17e session du janvier 2020 est devenue la session finale. Le rapport était censé rendre deux argumentations opposées en juxtaposition, car la discussion n’était pas concluante, mais comme il a été préparé par le secrétariat de l’Agence de l’énergie, il était en faveur du déversement à la mer. La consultation prévue du nouveau Comité qui devait trancher sur le choix à faire n’a jamais eu lieu, ce nouveau Comité n’ayant pas été créé.
  • En avril 2021, sur la base du rapport tronqué du Sous-comité ALPS, une décision gouvernementale a été prise lors d’une réunion des ministres concernés, afin de procéder au déversement en mer dans deux ans. 
  • En août 2023, le déversement a commencé. 

17e session du Sous-comité ALPS, le 31 janvier 2020

Au cours des discussions et débats du Sous-comité ALPS (du novembre 2016 au février 2020), de nombreux membres étaient opposés au rejet.

Certaines des questions qui sont aujourd’hui soulevées par des opposants au rejet en mer de « l’eau traitée par l’ALPS » avaient déjà été bien débattues par des membres du Sous-comité. De nombreux membres étaient inébranlables et opposés aux rejets dans la mer. 

L’avis de Mako Oshidori : Nous aurions dû suivre le débat de plus près et prendre des actions au stade du Sous-comité ALPS. Dès le début, l’État avait opté pour le rejet à la mer. Ces discussions sur des années ne servaient que pour se créer une apparence démocratique. Je suis convaincue que nous aurions dû surveiller et agir à ce moment-là. Je regrette encore nos manques de forces. D’autant que nous aurions pu faire état du comportement étrange du Président de la Commission de règlementation.

En effet, au mois d’avril 2016, Shun’ichi Tanaka, le Président de la Commission a convoqué le Président de TEPCO, Hirose, et son directeur général, Anegawa.

Réunion extraordinaire de la Commission de réglementation
de l’énergie nucléaire, le 27 avril 2016

Le Président de la commission a demandé « Que voulez-vous faire vraiment en tant que TEPCO » ? Comme TEPCO était responsable de la catastrophe, le Président de la Commission a laissé entendre que TEPCO devait se prononcer sur le rejet dans la mer. Il a même dit : « La Commission est chargée de réglementer la sécurité des sites, donc si les réservoirs disparaissent du site, ce serait souhaitable pour la Commission parce que cela réduirait le risque ». TEPCO s’est contenté de dire :  » la décision appartient au gouvernement central … nous ne pouvons pas faire une telle déclaration … ». Le comportement du Président de la Commission outrepasse la mission de la Commission qui est de se limiter au problème de la sécurité du site et aussi de la population, et il laissait entendre qu’il préférait polluer l’océan pour faciliter son travail de réglementation sur le site de Fukushima Daiichi. 

Par ailleurs, il faut noter que les voix des populations locales se sont faites entendre en 2018 lors des Auditions publiques du Sous-comité ALPS. 

Déjà il faut dire que le Sous-comité ALPS devait commencer deux mois après la fin du Groupe de travail, mais cela a été retardé de cinq mois. En effet, un certain nombre de personnes ont refusé de faire partie du Sous-comité ALPS, en disant qu’elles ne pouvaient pas être membres d’un tel comité qui aurait déjà opté pour la conclusion du rejet des eaux en mer. 

Progressivement, après un certain nombre d’incidents, les membres du Sous-comité ALPS sont arrivés à réaliser qu’il ne suffisait pas d’utiliser seulement les documents préparés par l’Agence de l’énergie. Ainsi, ils ont souhaité entendre directement les voix des populations locales, et des auditions publiques ont été organisées en 2018 à trois endroits (les villes de Tomioka et de Koriyama dans le département de Fukushima, et Tokyo). 
Or, les commissaires apprennent lors des auditions publiques que les communautés locales étaient opposées à plus de 90 % aux rejets des eaux dans la mer, et que les justifications de leurs arguments étaient les mêmes que les leurs. 
Pourquoi s’empresser de les déverser les eaux dans l’océan maintenant ? TEPCO nous répond qu’il n’y a pas plus d’espace disponible pour les réservoirs sur le site de la centrale, alors qu’il y a encore des terrains disponibles. Enfin, la demi-vie du tritium étant de 12 ans, on peut donc encore stocker les eaux dans les réservoirs pendant encore quelques décennies, et le tritium se désintégrera naturellement.  

Auditions publiques à Tomioka, le 30 août 2018

La discussion entre les commissaires favorables au rejet et les commissaires qui le critiquent demeurait stérile sans aboutir à une conclusion. Sur les douze commissaires, au moins quatre ont toujours été actifs dans la prise de parole et ont toujours été en désaccord avec la politique de l’Agence de l’énergie. 

Problèmes et questions et soulevés aux sessions du Sous-comité ALPS

  • Lors de la 13e réunion, le commissaire Takami Morita a émis une question : « Il y a un terrain inoccupé sur le site de Fukushima Daiichi qui équivaut au terrain actuel dédié aux réservoirs. Si nous plaçons les nouveaux réservoirs à ce lieu, nous pourrons gagner encore 30 ans. Est-ce correct ? » À la même occasion, la commissaire Kikuko Tatsumi a déclaré : « Je n’ai appris l’existence du terrain vacant qu’en visitant le site. Dans les documents distribués jusqu’à présent, il n’y a qu’une carte de la zone de stockage des réservoirs, laquelle ne nous permet pas d’avoir une vue d’ensemble de Fukushima Daiichi. Je pense qu’ils veulent délibérément nous empêcher de voir qu’il y a beaucoup d’espace ». TEPCO et l’État ont expliqué qu’il ne s’agissait pas d’un terrain inoccupé mais d’un emplacement pour un autre entrepôt de terres.

Les commissaires ont essayé d’obtenir une réponse valable qui justifie pourquoi les eaux devaient être rejetées dans l’environnement maintenant, et pourquoi elles ne pouvaient pas être stockées dans des réservoirs. L’État n’a pas répondu. 

  • Objectif de démantèlement dans 30 ans ?

Le thème de la 15ème session était le démantèlement. Il a été expliqué que l’objectif du calendrier était d’achever le démantèlement dans 30 ans, date à laquelle les réservoirs présents sur le site devraient être supprimés. 

A une demande du commissaire Morita, la Commission de réglementation et l’Agence de l’énergie ont répondu que le démantèlement serait achevé lorsque le site ne serait plus contaminé et deviendrait une friche industrielle, avec levée des contrôles de la radioactivité. 

Or, plusieurs membres du Sous-comité, dont Sekiya, ont émis des doutes : « Est-il possible que dans 30 ans, l’enlèvement de tout le corium soit terminé et que toute contamination du site ait disparue ? Si c’est à cause de cet objectif que le nombre de réservoirs doit être réduit à zéro dans 30 ans, et que c’est pour cela qu’il faut décharger les eaux dans l’environnement, l’hypothèse du calendrier semble sans fondement dans la mesure où le corium sera toujours là après 30 ans « . L’Agence de l’énergie et TEPCO ne cessaient de scander : « Le démantèlement dans 30 ans est l’objectif ! » et ils ont mis fin à la discussion en disant : « Ce Sous-comité doit discuter de l’eau traitée par ALPS, ce n’est pas un lieu pour discuter du démantèlement ».

Mise en dangers, perspectives et solutions

  • La recherche sur la séparation du tritium des eaux traitées par ALPS

Comme les déversements projetés de Fukushima Daiichi ont une teneur en tritium inférieure à celle de centrales nucléaires en exploitation, les pronucléaires ont conclu que l’environnement est préservé. C’est oublier que les eaux contaminées de Fukushima Diichi ne contiennent pas que du tritium, mais 62 autres radionucléides6 dont les effets ne sont pas contrôlés. 

En outre, la comparaison ne devrait pas être faite avec les centrales nucléaires étrangères, mais avec les usines de retraitement telles que La Hague (France) et Sellafield (Royaume-Uni), car ce sont les usines de retraitement qui rejettent dans l’environnement des déchets liquides contenant divers nucléides, de la même manière qu’à Fukushima Daiichi où les eaux contaminées ont été polluées par le corium. 
Or en France et au Royaume Uni, il existe une règlementation qui tient compte de ces autres radionucléides contrairement au Japon où on ne tient compte que du tritium.

Du plus, en 2016 le Groupe de travail n’a trouvé « aucune technologie efficace » pour séparer le tritium de l’eau traitée par ALPS. Le METI à l’époque était dans l’attente de réponses aux appels d’offres qu’il avait lancés au sujet de la recherche d’une technologie pour la séparation du tritium. A partir de 2021, TEPCO a pris le relais du METI. Actuellement en 2023, les candidatures continuent d’affluer du monde entier et le sixième appel d’offre est en cours. Dix propositions ont passé l’évaluation primaire et secondaire. Un accord de confidentialité a ensuite été signé et ces propositions sont entrées dans une phase expérimentale plus aboutie, mais les détails ne sont pas connus. Depuis que TEPCO, une entreprise privée, a remplacé l’Agence de l’énergie du METI pour suivre le dossier, rien n’est transparent. En conclusion, si une technologie efficace de séparation du tritium voit le jour, on ne pourra pas l’appliquer aux eaux qui ont été déjà déversées. 

  • Le tritium japonais est l’arbre qui cache la forêt
    Comme en plus du tritium, 62 autres radionucléides dans les eaux stockées dans les réservoirs font l’objet de filtration par le système ALPS, faire porter le débat uniquement sur le tritium uniquement me semble être une stratégie de diversion irresponsable. La demi-vie du carbone 14, le nucléide le plus important après le tritium, est de 5730 ans, tandis que celle de l’iode 129 est de 15,7 millions d’années. Que se passera-t-il au bout de 100 ou 200 ans si nous continuons à rejeter dans l’environnement de l’iode 129, dont la demi-vie est de 15,7 millions d’années ? Aucune estimation de ce type n’a été faite et il n’existe aucune réglementation. J’ai posé la question directement à TEPCO, qui m’a répondu : « Il n’y a pas de réglementation selon le droit national ».
    Au déversement du 24 août 2023, ont été libérés dans l’environnement océaniques environ 1,1 trillion de Bq de tritium, 15,58 millions de Bq d’iode-129 et 109 millions de Bq de carbone-14. Le tritium diminuera de moitié tous les 12 ans, mais l’iode-129 et le carbone-14 resteront presque éternellement.

Du plus la contamination par le césium 137 est toujours en cours. En effet, des poissons pêchés au large du département de Fukushima et dont la concentration dépasse 100 Bq7/kg ont été découverts ces dernières années. En juin dernier, un sébaste dont la concentration atteignait 18 000 Bq /kg a été retrouvé dans le port de Fukushima Daiichi. Les eaux souterraines dans la zone de la digue entre les bâtiments du réacteur et la mer sont encore à leurs niveaux les plus élevés de césium 137 et de strontium 90 en de nombreux endroits en cette année 2023. Cela signifie que des voies de fuite d’eaux souterraines contaminées dans la mer doivent exister. Le problème actuel de la contamination des poissons par le césium devrait être résolu avant de rejeter de « l’eau traitée » dans la mer ! 


  • Promesses faites à la Fédération départementale de la pêche.
    Lorsque les eaux souterraines contaminées du site, y compris les eaux de dérivation et de sous-drainage, étaient traitées et rejetées en mer, la fédération départementale de la pêche a donné son accord à contrecœur, mais il ne s’agissait pas des eaux traitées par ALPS. Un document au nom du président de TEPCO a été publié stipulant que « l’eau traitée par ALPS ne sera pas rejetée sans l’accord de toutes les parties concernées ». Promesse non-tenue, car TEPCO a accepté la décision du gouvernement.

  • Manipulation médiatique

Un collectif pour l’étude de la manipulation de l’opinion publique par Dentsu8 en relation avec l’accident de la centrale nucléaire de TEPCO Fukushima Daiichi analyse les documents issus des demandes de communication d’informations en rapport avec les activités de Dentsu. Quels budgets, quels partenaires ? Autant d’argent qu’aux lendemains de l’accident a été dépensé pour « l’eau traitée » par ALPS et son déversement dans l’océan ! Nous savions déjà que depuis les lendemains de l’accident Dentsu avait comme objectif de « dissiper les inquiétudes ». On peut en conclure que Dentsu, qui a un pouvoir d’influence au niveau médiatique, est en fait au service du gouvernement. 

  • Mettre fin à la production d’eau contaminée, attendre les résultats des recherches sur la séparation du tritium, contrôler tous les radionucléides et pas seulement le tritium !

Les eaux souterraines s’écoulent quotidiennement dans les sous-sols des bâtiments des réacteurs. Elles sont la source des eaux hautement contaminées qui sont générées chaque jour. Tout d’abord, il faudrait arrêter l’écoulement des eaux souterraines dans les bâtiments en construisant un mur de séparation, par exemple, pour les canaliser. Si on n’arrive pas à le faire et si l’on déverse « l’eau traitée » par ALPS dans l’océan, on continuera à la rejeter dans l’océan indéfiniment. Enfin il est urgent d’accélérer les consultations pour trouver un moyen de séparer le tritium de l’eau et que des contrôles soient mis en place pour mesurer la radioactivité de tous les radioéléments. On peut douter de la prise en compte de ces perspectives. Quant à la question de savoir à quel date l’eau contaminée sera égale à zéro, TEPCO reste muet. Apparemment, il n’y a aucun moyen de savoir.


Toutes les images ont été préparées et fournies par Ken Oshidori sauf si un autre crédit se figure sur la photo.


  1. Depuis le début de l’accident, Mako et Ken Oshidori font partie des rares journalistes indépendants qui, sans répit, ont minutieusement enquêté sur tous les aspects de la catastrophe. Nous publions ici des extraits de l’article paru dans Kodomotachi no Kenkô to Mirai wo mamoru jôhô magazine, Magazine d’information pour protéger la santé et l’avenir des enfants, N°29, octobre 2023. Nous l’avons réécrit pour le rendre plus accessible aux lecteurs français. ↩︎
  2. Tritium sui taskforce ↩︎
  3. Tokyo Electric Power Company, Société de l’électricité de Tokyo, l’exploitant de la centrale de Fukushima Daiichi. ↩︎
  4. Takakushu jokyo setsubi tô shorisui no toriqtsukai ni kansuru shô iinnkaiI ↩︎
  5. C’est ainsi qu’a expliqué le secrétariat de l’Agence de l’énergie en 2016, lorsque le Groupe de travail a rendu son rapport. ↩︎
  6. Parmi les nucléides censés être présents dans les eaux, 29 nucléides font l’objet de mesure avec le consentement de la Commission de règlementation. En outre, TEPCO effectue les mesures de 39 autres nucléides à sa propre initiative. Les résultats de mesure de ces 68 nucléides, de tritium et d’autres substances chimiques sont publiés dans leur site web. A regarder ici le résultat des mesures du 21 septembre 2023. ↩︎
  7. Le becquerel (Bq) mesure l’activité (nombre de désintégration par seconde) de la matière radioactive. ↩︎
  8. La plus grande entreprise de publicité au Japon
    https://www.dentsu.co.jp/en/ ↩︎

Laisser un commentaire

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer